Selon l’analyse du cabinet Deloitte, l’alliance entre Monoprix et Amazon n’est que le début du grand bouleversement du « phygital », mélange de commerce physique et de commerce électronique. Entretien avec Jean-Marc Liduena, Associé du cabinet Deloitte, Responsable des secteurs Consommation et Distribution.
- Le partenariat entre Monoprix* et Amazon est-il réellement un bouleversement ?
Jean-Marc Liduena : C’est un véritable marqueur pour la grande distribution française, car c’est l’exemple le plus important de la montée en puissance du modèle « phygital ». Ce n’est pas la première fois qu’une enseigne française noue un partenariat avec un « pure player » du e-commerce, mais c’est la première fois que cela se passe en France, tout d’abord en région parisienne, puis si cela se révèle efficace, dans les plusieurs centaines de magasins que détient l’enseigne dans les grandes et moyennes villes de l’Hexagone. Il s’agit bien d’une « disruption » – pour utiliser un mot en vogue – car cela permet à Monoprix d’aller plus loin qu’aucune enseigne de grande distribution n’était allée en France dans le e-commerce, avec l’efficacité Amazon sur la logistique dite du « dernier kilomètre ». C’est également une aubaine pour Amazon, car cela lui permet de disposer enfin d’une offre dans l’alimentaire en France, mais aussi du savoir-faire de Monoprix en matière de « picking ». Aux Etats-Unis, Amazon avait pris d’initiative de racheter pour près de 14 milliards de dollars l’enseigne sur grandes surfaces Whole Foods, spécialisée dans le bio, l’été dernier. Amazon est désormais le 6ème acteur mondial de la grande distribution, devant Carrefour (ndlr : Amazon réalise plus de 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires de plus que Carrefour, sans tenir compte des 15,7 milliards $ de Whole Foods, qui n’est présent qu’aux Etats-Unis, comme le montre l’étude Deloitte sur le Top 250 de la grande distribution mondiale).
- Selon vous, il faut donc s’attendre à une multiplication de type d’alliances, fondées sur l’association du commerce physique et du commerce électronique, le « phygital » ?
Jean-Marc Liduena : Oui, c’est certain ! En France, la grande distribution à besoin de renouer avec une croissance importante, ce qui n’est plus le cas depuis plus de 15 ans. Elle a réussi à maintenir un niveau de marge plus élevé que les enseignes des autres pays occidentaux, soit près de 4,5% (ndlr : plus de 6% dans le cas de Monoprix). Cela étant dit, la grande distribution française ne cesse de reculer. En 2001, le groupe Carrefour était encore le deuxième au niveau mondial. En 2017, Carrefour n’est qu’en neuvième place, et c’est la première enseigne française présente dans notre Top 250 dans la grande distribution. Si l’on y regarde bien, il ne s’est rien passé de majeur depuis 2004 et l’apparition en France des « drives » (ndlr : les drives n’ont représentés que 6% des ventes en 2017 dans l’Hexagone).
- En faisant alliance avec les géants de l’Internet, dont Amazon et les autres GAFAM (ndlr : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), la grande distribution française ne risque-t-elle pas d’être la grande perdante de cette évolution ?
Jean-Marc Liduena : Non. Pourquoi ? Parce que du point de des GAFAM, il n’y a que trois options : construire à partir de rien, acheter ou s’associer. En France, les deux premières solutions ne pouvaient pas être mises en place, car il est illusoire de construire un réseau de grandes surfaces à partir de rien et que les prix exigés pour des rachats sont trop élevés. L’alliance semble donc être la meilleure solution. Dans le cas précis de Monoprix et d’Amazon, les deux parties semblent gagnantes pour l’instant. Pour Amazon, c’est la perspective de mieux valoriser son service « Prime », de mieux mettre en évidence son savoir faire sur la gestion – comme je le disais – du « dernier kilomètre » et de proposer des produits alimentaires. Pour Monoprix, c’est l’assurance de raccourcir sa « courbe d’apprentissage » dans le domaine des données, mais aussi de se familiariser avec l’interface voix d’Amazon, Alexa, dont le succès aux Etats-Unis est indéniable.
- Les supermarchés et les hypermarchés ne risquent-ils pas de devenir les « showrooms » des grands du commerce électronique ?
Jean-Marc Liduena : Ce n’est pas l’hypothèse retenue en ce moment, car il sera impossible de dupliquer dans la distribution alimentaire ce qui s’est effectivement passé dans le non-alimentaire. Il y a deux raisons principales pour le phénomène dit du « showrooming » impacte peu la grande distribution alimentaire. La première est qui si vous trouvez dans le magasin un fruit ou un légume beau et qu’il vous semble « à point » pour être consommé, vous n’allez pas attendre de rentrez chez vous pour le commander et prendre le risque qu’on vous livre un produit très différent. La seconde est liée au fait que la génération dite des « milleniums » est en passe de devenir la principale clientèle de la grande distribution. Comme le montre notre étude sur la santé et le bien être (ndlr : disponible uniquement en anglais), ils sont très attachés aux labels « bio », aux circuits courts, au développement durable et, au final, à l’urgence de consommer « local ». La grande distribution est en train de prendre ce virage. Enfin, il faut rappeler le rôle essentiel des startups dans la montée en puissance de que l’on appelle la « food tech ». En France, entre 400 et 500 jeunes entreprises innovantes planchent sur le sujet. Elles trouvent avec Amazon et Monoprix des alliés et des clients très influents.
Pascal Boiron, Digital CMO
* Créé en 1932, Monoprix est une filiale du Groupe Casino à 100% depuis 2013.