Si le métier du CMO est bousculé par l’accélération technologique, il est aussi remis en question par l’émergence de nouvelles fonctions au sein de l’organisation. Pour Thomas Husson, vice-président et analyste du cabinet Forrester, les marques les plus en avance sont dans des logiques d’anticipation du comportement client et se réorganisent autour de l’expérience client.
Vincent Biard – Quelles sont les grandes tendances du marketing digital pour 2020 ?
Thomas Husson – L’une des premières tendances est d’arrêter de développer une stratégie digitale spécifique mais de l’intégrer dans une stratégie d’ensemble qui doit répondre à des objectifs d’entreprise. Il s’agit de moins se concentrer sur des indicateurs clés strictement digitaux mais de plus en plus sur des objectifs de profitabilité, de croissance, de réduction des coûts et de l’amélioration de l’expérience client. Il y a tellement de « vanity KPIs » où l’on mesure des clicks, des views ou des downloads qui ne traduisent pas forcément un enjeu d’acquisition et de rétention client. Les marques les plus en avance sont dans des logiques d’anticipation du comportement client. On parle beaucoup de prédictif avec l’IA et les marques visent la personnalisation en temps réel de leur interface client. C’est une logique de « moment marketing » qui fait que le digital s’insère dans la continuité d’un parcours client.
Vincent Biard – C’est une tendance ou un objectif ?
Thomas Husson – C’est un objectif pour la plupart des marques mais dans l’exécution cela devient une tendance. Très concrètement, il est difficile d’être bon en intelligence artificielle si l’on n’a pas déjà une stratégie data marketing et si l’on ne sait pas déjà utiliser le peu d’insights que l’on collecte pour activer et personnaliser l’expérience. Personnaliser cela veut dire aussi accepter de respecter le choix du consommateur qui ne souhaite pas partager ses données en échange justement d’une personnalisation du site ou de l’app. La différence va s’accroitre avec les acteurs qui changent leur mode opératoire et travaillent de manière plus collaborative.
Vincent Biard – Comment paradoxalement caractériser les marques les plus en retard ?
Thomas Husson – Elles ont une approche plus traditionnelle par canal : les boutiques, le web, le mobile, les réseaux sociaux, etc. C’est très siloté et il n’y a pas une activation en continu. Mêmes si ces marques vont mesurer la perception client, elles ne le feront pas forcement sur l’ensemble des canaux et de manière récurrente. Elles ne partageront pas leurs insights avec leur écosystème avec par exemple les patrons de boutiques dans le cas d’un réseau de franchise. C’est sur l’aspect organisationnel et l’état d’esprit que les marques françaises sont en retard. Elles ne font pas suffisamment de l’expérience client une discipline d’entreprise.
Vincent Biard – Mais comment s’adapter à ces bouleversements générés par la numérique ?
Thomas Husson – Plus une organisation est grande avec des silos internes et un mode de fonctionnement traditionnel, plus c’est lent de faire virer le paquebot. C’est évidemment plus facile à opérer en partant d’une page blanche qui est la création d’une startup ou d’une filiale. Le défi est donc d’abord culturel avec par exemple l’importance de rencontrer et d’écouter réellement le client pour les dirigeants d’entreprises autrement que par un prisme numérique. Il est important aussi de faire participer les employés et de recruter des talents.
Vincent Biard – Vous avez noté que des grandes marques américaines comme McDonald’s ou Coca Cola suppriment le poste de CMO. Pourquoi et par qui les remplacent-elles ?
Thomas Husson – En 2018, nous avions dit plus précisément que sur cent Fortune 100, au moins huit d’entre elles allaient faire évoluer significativement la fonction marketing et en changer le titre (Chief GrowthOfficer, Chief Client Officer, etc.) On peut se dire que c’est seulement un changement sémantique ou la multiplication de postes similaires et plus spécialisés mais au final l’enjeu central est de tirer la croissance en passant d’un centre de coûts à centre de profits et de délivrer la promesse de marque en contrôlant l’expérience délivrée sur l’ensemble des canaux. Pour simplifier à l’extrême, c’est la question de passer d’une logique pub & marketing à une approche qui fédère des compétences autour de cette notion d’expérience client et d’expérience employé. Cela ne veut pas dire bien sûr que la fonction marketing n’existe plus. Chaque organisation a son propre ADN et la clef est de faire collaborer les fonctions avec des équipes plus agiles et cross fonctionnelles. Le directeur marketing, en tant que chef d’orchestre, doit donner du sens à l’ensemble en fédérant les talents internes et externes.
Vincent Biard – Mais pourquoi les entreprises ont-elles à ce point besoin de changer ?
Thomas Husson – Parce que le numérique créé une relation directe avec le consommateur qui n’existait peut-être pas forcément et permet de récupérer des données qui n’étaient pas collectées auparavant. C’est une révolution et quand on est dans une révolution, on ne s’en rend pas compte. C’est après que l’on réalise. Rétrospectivement, il est facile de se rendre compte que les révolutions agricoles et industrielles ont par exemple changé le corpus légal et l’organisation des entreprises et de la société. C’est exactement ce qui est en train de se passer avec le numérique. Du point de vue des organisations, il n’y a pas de modèle unique mais on voit se dessiner de nouveaux modèles en réseau, plus ouvert et adapté à l’ère numérique. On en voit les prémices avec des organisations comme Netflix ou Zappos, mais ce n’est pas encore figé. Cela ne fait qu’une dizaine d’années que cette mutation a commencé et il reste encore beaucoup à inventer.
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