Martin Hingley a fondé et dirige le cabinet d’analyse ITCandor depuis 2009. Auparavant, il a travaillé durant plus de 20 ans au sein du cabinet d’études IDC, au niveau européen. Formé à Oxford, il précise ses points de vue après la publication de ses prédictions annuelles sur les évolutions du marché IT, ironiquement intitulées en 2018 : « Siri, Alexa, Watson : what can I do now you’ve put me out of work ? »
- Comment expliquez-vous la forte croissance des marchés des Amériques et la stagnation du marché de l’EMEA ?
Martin Hingley : Elle résulte en grande partie du nouveau nationalisme de l’administration Trump, qui impliquait rapatriement de milliers de milliards de dollars, qui ont stimulé l’emploi et le PIB aux États-Unis. L’Union Européenne, quant à elle, ne sponsorise aucune segment particulier de son industrie ITC et n’a pas su créé d’industriels d’envergure mondiale, même si je pense qu’elle a encore une chance dans les télécoms. Concrètement, j’ai la conviction qu’elle devrait faire en sorte que Deutche Telekom, Orange, Telecom Italia, Telefonica, etc. collaborent davantage. Malheureusement, je ne m’y attends pas. Au contraire, ce que je constate, c’est que les fournisseurs européens sont rachetés par des fournisseurs d’autres régions (NXP par Qualcomm, ARM Holdings par Sofbank, par exemple). En résumé, les nouveaux nationalismes (Brexit, Catalogne…) remettent sérieusement en question l’Union Européenne et créent de l’incertitude dans les dépenses commerciales de l’ITC.
- La Chine fabrique beaucoup de matériels mais consomme peu en comparaison. Selon vous, le marché chinois peut-il rattraper le marché des USA d’ici 10 ans ?
Martin Hingley : Non. La Chine a certes une puissance démographique impressionnante et consomme massivement divers produits ITC (le plus grand marché national d’Apple, pour les iPhones, est le Chine, par exemple), mais je ne pense pas que ce marché dépassera celui des Etats-Unis dans les 10 prochaines années. Je pense que l’automatisation va, au contraire, nuire aux avantages de la Chine en tant que pays manufacturier à faible coût. L’automatisation de la fabrication marque la fin de leur ascension et il n’y a aucune raison pour que les États-Unis et d’autres pays ne ramènent pas la fabrication chez eux, une fois que les coûts de leur main-d’œuvre ne seront plus prohibitifs.
– Vous aimez les nouvelles technologies et vous dites, dans le même temps, qu’elles vont créer un important désordre social. N’est-ce pas contradictoire ?
Martin Hingley : La technologie numérique est traitée par les médias comme si c’était de l’art ou de la musique pop : « wow ! Regardez juste à quel point la technologie est brillante ! »
Cependant, l’automatisation va logiquement mettre un nombre important de personnes au chômage, dans les services comme dans l’industrie. Nous avions l’habitude de penser au rôle du numérique en tant que levier de productivité et l’automatisation comme une libération. En fait, les deux aspects sont interdépendants. Si vous augmentez la productivité de votre entreprise, vous pouvez mettre vos concurrents en difficulté, voire en faillite. Nous n’avons apporté aucun changement politique ou social pour compenser la montée en puissance de la robotisation. Par ailleurs, les bénéfices des marchés du numérique sont souvent détournés des pays et régions dans lesquels ils sont vendus (les Etats-Unis et la Chine par rapport à l’Union Européenne, par exemple). J’ai passé toute ma carrière professionnelle à essayer d’aider les fournisseurs de l’industrie IT à gagner davantage d’argent et à aider les utilisateurs à adopter de nouvelles technologies de manière efficace. L’industrie a connu un succès phénoménal et le rythme du changement s’accélère : nous sommes aujourd’hui confrontés à des conséquences sociales majeures.
Propos recueillis par Pascal Boiron, Digital CMO